Au sujet du film

-1   INTERVIEW, REVUE ESPACES
-2    ARTICLE, MUSTRADEM



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Interview de Samuel Buton réalisée en Décembre 2011 par Nicolas Caillot pour la revue Espaces – Editions Balarel.







NC : Comment t'es venue l'idée d'Architecte ? La forme du film est particulière : il ne s'agit ni d'une fiction ni d'un documentaire. Un film-essai ?
Comment en es-tu arrivé à cette forme ?



SB : Deux choses principales ont fait naitre l’idée du film. La première est une passion pour la danse et les musiques d’inspiration « trad ». J’ai utilisé cette matière car j’avais les pieds dedans…. j’ai découvert ce milieu il y a un peu plus de dix ans et avant de tomber amoureux de la danse et de la musique elles-mêmes, j’ai d’abord été captivé par l’atmosphère qui régnait dans les festivals. Bien avant qu’il y ait l’idée de film, il y a d’abord eu une première envie, assez vague et confuse, d’essayer de restituer des émotions, des ambiances, des esthétiques qui me touchaient énormément. Mais je ne souhaitais pas faire une description ou un simple « état des lieux ». De festivals en festivals, j’ai alors commencé à penser que la danse et le contexte dans lequel elle s’exprimait pouvaient être une matière fabuleuse pour raconter autre chose… et l’idée d’un film a petit à petit germé.

Le second élément qui a largement influencé l’idée d’Architecte est le fait que je suis issu d’une formation en géographie, c'est-à-dire étant habitué à utiliser les concepts d’espace et de territoire comme outils de réflexion. En confrontant ce concept de territoire à la pratique de la danse, il s’est imposé comme le fil logique de la narration. A partir de là, le parti-pris était celui de la métaphore quasi-permanente, donc d’une forme un peu différente de celle d’un documentaire « classique ». Certains rangent ça sous l’appellation « documentaire de création », ou film-essai, les étiquettes m’importent peu et les deux me conviennent. C’est vrai que ça se rapproche de l’essai sur un élément de forme en particulier : D’une manière générale devant un documentaire, on est habitué à ce que la voix et l’image associée participent d’un même discours, en se complétant l’une l’autre. Ici j’ai voulu proposer une autre manière de lire un film, mettre le spectateur dans une autre posture en dissociant la narration orale de la narration visuelle. Je ne voulais pas faire quelque chose de littéral entre ce qui est vu et ce qui est dit et j’ai poussé l’idée jusqu’à l’extrême en assemblant simultanément un paysage visuel et un paysage oral ayant chacun sa signification propre, comme deux discours aux sujets différents. Sur ce point, ça tient sans aucun doute plus de l’essai que du documentaire.



NC : Y a-t-il eu des projections d'Architecte hors du milieu trad/folk ?
Si oui, quel était le public? Ses réactions?

SB : Le film n’a pas été fait avec l’intention de se cantonner à un public de danseurs ou d’amateurs de musiques trad… même s’il s’agit d’un public à qui le film s’adresse évidemment. Oui, il a donc été projeté quelques fois dans des lieux culturels hors milieu « trad-folk », avec un public qui ne connaissait pas le milieu des danses et musiques trad et voit le film comme n’importe quel autre film. Je veux dire par là qu’il n’y a pas dans sa lecture une dimension « affective », qui se manifeste parfois logiquement dans les publics du milieu trad. Paradoxalement, aux vues des réactions lors de débats à la fin des projections, je pense que ça joue un peu dans les deux sens sur la manière de vivre et percevoir le film. D’un coté, il est peut être un peu plus difficile de saisir de l’extérieur toute la portée de certaines scènes. Une personne connaissant le milieu trad, dans certains cas précis, saisira plus rapidement et plus intensément ce qu’une scène évoque, pour l’avoir déjà vécu. Mais d’un autre coté, à l’inverse, on s’aperçoit aussi que la vue d’un milieu familier, de situations connues, capte parfois l’attention et relaye inconsciemment le propos et la narration du film au second plan. Donc c’est vrai qu’il y a rarement, hors du milieu trad, de réactions du public - qu’elles soient bonnes ou mauvaises d’ailleurs - tant émotionnelles que dans le milieu trad, mais peut être des réactions plus «pragmatiques» sur le propos du film… sur le concept de Territoire ou le thème du Travail par exemple. Bon, ce ne sont que des tendances observées lors de quelques projections du film, on ne va pas en faire une règle. Que ça soit dans le milieu trad ou en dehors, il n’y a pas Un public qui aurait un seul et même type de perception ou de réaction, on est d’accord.



NC : J'aimerais que tu nous parle des raisons qui t'ont poussé à choisir d'opposer si catégoriquement la danse et le travail :
Le film est basé sur une argumentation plutôt manichéenne : d'un côté le travail "chiant" et la vie "sans couleurs", de l'autre la danse, les émotions, la connexion à la nature. Ou encore : d'un côté on subit un territoire, de l'autre on le façonne. En tant que danseur, il est difficile de réfuter cet argument. On a tous sentit le choc du retour à la civilisation après un festival par exemple. Les manières d'interagir avec le territoire sont pourtant multiples. Pourquoi avoir choisi de présenter deux extrêmes ?

SB : Je souhaitais, en contrepied d’un des procédés récurent du discours libéral dominant, interpeller sur l’idée que notre Territoire de vie est avant tout notre propre construction et non pas une donnée a priori, immuable, quasi « naturelle » à laquelle il s’agirait de s’adapter tant bien que mal. Le monde du travail me semble être par excellence celui où s’exprime cette logique d’adaptation et de passivité des individus face à un territoire. Même s’il y a fort heureusement des exceptions, ce territoire du travail reste pour une multitude d’individus, un territoire subi et de résignation. De l’autre coté, le monde de la danse illustre bien à mon sens la manière dont les individus peuvent devenir actifs, qui plus est collectivement, pour bâtir leur territoire, même s’il s’agit d’un territoire éphémère. Je pense que le jeu d’opposition accentue la force d’interpellation, de questionnement. D’où le parti pris de construire le film sur ce jeu de contrastes, parfois même sur le registre de l’absurde, entre deux démarches opposées dans la manière de se confronter au territoire. Mais il ne s’agit pas de dire que dans le travail c’est toujours comme ci et dans la danse toujours comme ça, il s’agit de dire que c’est Aussi ça. Et c’est cette facette des deux mondes qui m’intéresse, parce qu’elle renvoie à des questions fondamentales sur la façon de penser notre existence : questions de la soumission, de la résignation. Mais le film offre aussi une part d’ambigüité pour rendre de temps à autres cette frontière perméable entre les deux mondes, l’opposition n’est pas si catégorique. D’ailleurs je n’oppose pas les activités danse et travail en tant que telle, en tant que ludique et pénible. J’oppose les logiques de production du territoire à l’œuvre dans chacune de ces deux activités. Je montre différents « possibles » quant à la manière d’investir un espace, d’y créer des relations, d’habiter un territoire. Le propos n’est pas de faire l’éloge de l’existence ludique ou de loisirs contre l’existence de contraintes, mais de faire l’éloge du « danseur perpétuel », danseur en dehors de la danse, dans chacune de ses pratiques, insaisissable, toujours créateur, la ou les métaphores du danseur, par exemple Nietzschéenne. Et la critique du travail est une critique du « travail comme organisation totale de l’existence ».

Après, plus en détail, il y a plusieurs éléments des deux mondes que je trouve intéressant de juxtaposer : L’idée du rythme, de la cadence, l’idée de la recherche d’un statut, l’idée de lâcher prise, de se donner « corps et âme », ou encore le fait par exemple que dans la danse, c’est principalement le moment collectif qui devient créateur, alors que le travail est, encore plus aujourd’hui qu’autrefois, un moment individuel, l’individu séparé des autres, voire même contre les autres.

Concernant les choix de forme, tu parles de l’usage de la couleur et du noir et blanc qui renforce le propos manichéen du film. On peut l’interpréter de diverses manières. Pour moi cet usage du noir et blanc, au-delà du choix proprement esthétique, pose surtout la question du caractère « actuel » des situations représentées… ne seraient-elles pas « archives » ? Ça rejoint dans ce sens la voix off qui est celle d’un « retour sur le passé », quelque chose de révolu. Cet élément « passé » est immanent à tous ces « paysages Travail »  du film (paysages sonores et visuels). Ça donne peut-être naïvement au film un aspect « projection utopique ». Car je pense profondément que le Travail sera le mobile de la prochaine véritable révolution que se produira dans nos sociétés libérales… comment repenser l’activité Travail, tout ce qui l’induit et en découle.



NC : Si le territoire à travers la définition que tu proposes apparaît comme un agencement de micro-espaces pris dans un mouvement perpétuel -chaque instant dansé est une nouvelle proposition de territoire-, le terme désigne généralement des zones géographiques et des durées infiniment plus grandes. Il ne s'agit pas seulement d'un concept exploité par l'idéologie libérale, mais aussi quasi universel : le territoire comme zone d'interaction entre une population et un paysage. Une réalité physique naturelle ou artificielle qui s'imprime autant sur ses habitants que l'inverse.
Lorsqu'il est question de musique traditionnelle, il est d'ailleurs aussitôt question de ce territoire : le territoire "transporté" par la musique, qui a façonné le son, le sol qui a forcé l'adaptation du danseur.
Pourtant, tu as pris le partit d'une musique dont les racines se développent à l'horizontal plutôt qu'en profondeur, celle que l'on qualifie communément de "néo-trad" et le film n'aborde le thème du rapport au territoire dans sa durée, sa continuité, qu'au travers de la métaphore de l'eau.
Si je pousse jusqu'à l'extrême cette réflexion, j'irais jusqu'à dire que Architecte, au delà de son côté utopique qui peut sembler ultra optimiste, transporte aussi une part d'ombre intense : le film décrit une forme de déconnexion entre le lieu de danse, qui semble presque être le palliatif ou l'on "joue" avec un territoire éphémère et l'autre réalité : celle du mouvement perpétuel. Si tu montres bien quelques moments d’interaction entre paysages et musiciens / paysages et danseurs, le statut bref des images et le lieu : le festival, contribuent à renforcer le sentiment de malaise.
Au moment où Nietzsche formule la métaphore du danseur perpétuel, l'idée a presque une existence réelle : on danse encore dans les champs et sur le bord des routes. Les fractures entre corps au travail et corps en danse, entre activité "dansante" de l'esprit et activité "sérieuse" ne sont pas aussi prononcées qu'aujourd'hui.
Si l'on veut aller au bout de l'utopie, au lieu de "travailler moins et danser plus", ne devrait-on pas "danser au travail" ?

SB : Nous nous sommes mal compris, je n’ai pas dis que l’idéologie libérale s’accapare le concept de territoire, mais qu’elle présente le territoire – de la même manière qu’elle présente le système économique en place d’ailleurs – comme quelque chose d’immuable alors que ce n’est rien de plus qu’une construction humaine, par définition transformable à souhait. C’est sur ce postulat que le film se bâtit, en évoquant donc le territoire en tant que Concept ; en se construisant sur une définition horizontale d’un concept utilisé en sciences sociales. Le territoire comme un système d’espaces produits (espaces physiques, espaces sociaux, espaces politiques). Cela n’est effectivement pas l’acception la plus courante. Habituellement, lorsqu’on parle de territoire, on fait référence à une zone géographique délimitée, identifiable, un lieu où s’exprime une culture, un sentiment d’appartenance, une identité : c’est une partie de la définition, l’axe vertical du concept… les racines, c'est-à-dire intégrant l’épaisseur historique. C’est ce dont tu parles et dont il est généralement question lorsqu’on parle de musique ou danse traditionnelle. Mais Architecte ne parle pas de danse et musique traditionnelle. Je veux dire que la danse est ici objet et non sujet…  objet de métaphore dans la forme, objet de création quant au fond. Par là, le film n’a jamais voulu questionner la danse dans son enveloppe ou flux historique, autrement dit pas sous l’angle de « la tradition » ; si il questionne la danse et sa portée, c’est en tant que situation, en la postulant d’emblée comme situation. L’échelle est différente, le cadre de pensée est différent. Il faut oublier le sens commun de « local » que l’on attribue au territoire. Voilà pourquoi je pense qu’ici il n’y a pas d’intérêt à positionner le film sur cet axe vertical de la dimension historique, tout simplement car c’est un autre sujet, un autre propos. C’est justement une partie du propos du prochain film que je réalise sur le groupe La Machine. Mais dans Architecte, la danse et la musique ne doivent pas être vu autrement que comme de simples Pratiques artistiques, créatrices de territoire… Pratiques artistiques d’ici et maintenant, contemporaines, au sens premier du terme (pas au sens de « style »). D’où l’absence de référence directe à « la tradition » dans ces images et musiques. Que ce choix provoque un sentiment de déconnexion entre le « lieu de danse » et « l’autre réalité » comme tu dis, sans aucun doute car c’est l’intention du film de partir de ce clivage pour poser la question de notre capacité à reproduire au quotidien les intentions créatrices qu’on exprime dans le contexte de la danse. Tu dis « danser au travail », je ne disais pas autre chose lorsque je disais « être danseur en dehors de la danse »... comme un art de vivre ou de Devenir.
Ce contexte des danses et musiques dites « trad » est d’une très grande richesse pour lire ce concept de territoire tel qu’il est utilisé dans les sciences sociales. Et ça me semble d’autant plus intéressant d’utiliser ce concept dans ce contexte qu’il permet de se démarquer de la lecture courante qui assimile territoire à terroir. Avec cette autre « version » du Territoire, je propose simplement de changer la position d’observation ; de fait, l’image de la chose observée change aussi. Ça permet d’ouvrir un autre champ de réflexion.



NC : Je comprends mieux tes choix expliqués ainsi. Pourtant je trouve la division entre objet et sujet un peu hâtive : Utiliser la danse comme objet, comme outil, comme moyen d’expression pour parler de territoire, pas de problème. Par contre, j’ai peur que tu ne puisses affirmer que Architecte « ne parle pas de danse et musique traditionnelle ». Un film dont la moitié des images sont des images de danse aura du mal à ne rien en dire, surtout lorsqu’il s’agit du seul film (à ma connaissance) parlant d’une pratique actuelle. Lorsque je montre Architecte à un « non danseur », c’est tout le milieu qui se retrouve résumé à ses yeux.
Disons pour parodier le problème que si tu n’as jamais vu un zorg, et que je te montre un film présentant la lutte des classes en antarctique via la métaphore d’un zorg qui chasse le babu, tu vas en déduire tout un tat de conclusions du type « le zorg est un carnivore», « il a de grandes pattes » etc. et ainsi fixer une image du zorg dans ta tête collant à ce que tu as vu. Et même tu pourrais nourrir tes connaissances sur le zorg par celles que tu as des peuples de l’antarctique (inverser le processus métaphorique) et implicitement lui attribuer des tendances politiques, alors que ce n’est qu’un animal.

SB : Bien entendu le film montre un panorama d’une facette de ce que sont aussi les danses et musiques « trad » en ce début de XXIe siècle. C’est évident qu’à partir du moment où tu montres une chose, même sans un mot, même sans en parler directement, mais à travers la manière de le montrer, à travers les associations que tu choisis de faire, etc, tu en dis forcement quelque chose, ça va de soi. Tu as raison, le film dit implicitement des choses sur la danse et sur son contexte, la première étant que ces situations sont créatrices d’un certain type de territoire. Mais ce panorama n’est pas le sujet du film, il n’en est pas l’objectif et rien ne l’annonce comme tel au spectateur. En disant de manière provocante que le film ne parle pas des danses et musiques trad, je souhaitais insister sur le fait que le film ne parle pas de la danse trad en tant qu’entité, en tant que style spécifique, n’en parle pas en tant que « Milieu » finalement. Ce qui est dit sur la danse l’est, comme je te disais, en la considérant pour ce qu’elle est ici et maintenant et non pour ce qu’elle est dans les représentations communes. Alors on peut toujours dire que ça aurait mérité d’être annoncé clairement dès le départ du film, je veux bien l’entendre, mais dans ce cas ce n’est plus le même film, puisqu’il perdrait tout une partie de son contenu qui fonctionne sur le registre de la suggestion et de l’ambigüité. Quoi qu’il en soit, à aucun moment le film ne parle de « Milieu trad ». A aucun moment il n’explique qu’il va définir, décrire ou seulement montrer ce qu’Est (ou serait) ce Milieu trad et jamais ne le présente comme le sujet qui va être traité. Les images ne prétendent pas valoir pour un quelconque « Tout » dont il n’est jamais question dans le film. A partir de là, si à travers ces images, « tout le milieu trad se retrouve résumé » aux yeux de certains, c’est un peu par spéculation.



NC : Dernière question pour moi : celle de la voix.
Tu as déjà parlé du propos parfois ambigu de cette voix, qui appliquée à des images de danse ou de travail prend un caractère différent. Tu laisses à plusieurs reprises un doute au spectateur qui se voit impliqué dans le montage du film : libre d'associer le propos au sujet "travail" ou au sujet "danse". Le discours t'est-il paru ambigu à l'origine ou l'as tu monté de façon à le rendre comme tel ? Quelle influence ce personnage a t-il eu dans la genèse d’Architecte ?

SB : L’ambigüité est le principe même du film. Tout a été choisi et construit de manière à servir cette ambigüité. Non seulement la voix de cet ancien travailleur a bien entendu été associée aux images de manière à provoquer de la confusion, du doute, mais elle a surtout été écrite en ce sens. Je souhaitais mettre le spectateur en porte-à-faux entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Ici quand les choses sont dites oralement elles ne sont pas montrées et quand elles sont montrées elles ne sont pas dites... Mais elles semblent l’être. Ça peut paraitre un procédé un peu tordu ; c’est pour moi une manière de questionner la manière de lire un film et par extension n’importe quel média en amenant le spectateur à questionner les apparences. Est-ce vraiment ce que ça a l’air d’être ? Est-ce que ça raconte vraiment ce que ça semble raconter ? Du même coup, ça incite le spectateur à se poser la question de ses propres représentations et préjugées, le poids des représentations avec lesquelles il aborde le film. « Est-ce vraiment ce à quoi je m’attendais que ce soit, ce que je voulais que ce soit ? ». Ça peut mettre une partie du public dans une position inconfortable, c’est vrai, mais ça me semble une expérience intéressante que de savoir oublier ses représentations, c'est-à-dire « l’image qu’on se fait de », afin de regarder autrement... et peut-être voir autre chose.



NC : Pour conclure, je te propose, à la place des traditionnelles images « illustratives », de choisir quelques images du film et d’en donner un petit commentaire. Lorsqu’on tourne un film, il y a toujours quelques plans dont la qualité nous surprend, qui révèlent parfois plus que ce qu’on attendait d’eux… à l'inverse, y a-t-il des choses dans le film que tu ferais autrement aujourd'hui ?

SB : Voici trois plans, parmi d’autres :

Le métro : Très classique mais c’est un plan qui porte en lui plusieurs questions que pose le film. On passe en deux secondes d’un espace quasi « désert » à un espace surpeuplé. Ça évoque un mouvement routinier comme rythme imposé, stressant. C’est emblématique d’un espace investi par nécessité et contrainte, d’un espace sans « horizon ». C’est une dynamique collective, de masse, mais où chacun est seul, ne prête pas attention aux autres.


Le bal en vitesse lente : J’aime bien ce plan parce qu’il fait partie d’une scène qui provoque en moi une envie de défoulement, une envie « d’explosion heureuse ». C’est une scène qui évoque le travail en tant que « tourbillon » étourdissant et par réciprocité l’exaltation et le « lâcher prise » dans la danse, la légèreté. On est simultanément dans l’ivresse comme conséquence d’une impuissance, comme nausée et dans l’ivresse comme effet d’une puissance de liberté et de création, à la fois dans un tourbillon qui nous emporte malgré nous et dans un tourbillon qu’on génère. Et puis ce plan montre une sorte de chorégraphie collective involontaire… je trouve toujours les mouvements collectifs très attrayants, qu’ils dégagent une grande force.

La danse en dehors des parquets : J’ai beaucoup aimé le moment du tournage. C’est un environnement de travail dans lequel la danse vient s’immiscer. L’activité travail est suspendue, arrêtée et la seule présence humaine est le couple de danseur, la danse seule fait mouvement. L’illustration de la métaphore du danseur comme « créateur » en dehors des parquets, toujours et en tout lieu sculpteur de son territoire.




A l’opposé, il y a aussi diverses choses que je ne referais pas de la même manière, bien sur ! C’est un peu le propre de toute création que tu regardes avec du recul je crois. Qui plus est lorsque c’est un premier film. D’ailleurs au bout d’un moment il faut faire des efforts pour cesser de regarder avec l’envie de modifier, sinon tu ne t’en sors pas. Sans entrer dans des détails de montage, ni refaire le film, voici deux exemples qui me passent par la tête : je pense que la définition du Territoire en introduction passe trop rapidement pour être bien comprise, que j’aurai du insister sur ce point car il détermine une grande part de la lecture et compréhension du film, ça aurait pu être mieux fait.
Un autre exemple concerne le style : Le contraste recherché entre l’ambiance des images de danse et le véritable propos du film est surement trop accentué et déséquilibré par une atmosphère générale un peu trop « romantique » qui prend le dessus sur le reste. Globalement je ne referais pas quelque chose d’aussi « lissé » dans le style d’image car ça éclipse un peu le propos pour une partie du public.
Et d’un point de vue technique, la première chose qui saute à l’oreille est évidemment le son de la voix off enregistrée avec les moyens du bord ; je me demande encore comment j’ai fait pour en arriver à ce résultat exécrable.
Il y aurait toujours mille choses à améliorer ou à modifier, mais on apprend par l’expérience.



NC : De mon côté, j’ai choisi trois images qui ouvrent sur des sujets limitrophes à celui du flm.

Les yeux clos : le moment où l’espace imaginaire et l’espace concret se rencontrent. Dans ces moments de transe douce, se révèle un territoire poétique, un territoire ou se confondent l’intérieur et l’extérieur, l’émotion et le mouvement, l’action et le sentiment.
Le vol : la valse parfaite, mouvement de groupe sans accroche, voyage évoquant la migration. Le danseur de valse est le nomade par excellence : incapable de quitter les lieux ou il retourne sans cesse dans un mouvement circulaire, partageant chaque centimètre avec les autres, près à quitter pour partager et certain de revenir dans un espace enrichi par d’autres passages.




Accordéoniste sous l’orage : le fait d’occuper un espace en propageant du son est peut-être une des origines les plus primitives de la musique. Du rugissement du lion au chant de l’alouette, le message constant est celui de l’occupation d’un territoire. Le lien constant entre les musiques traditionnelles et leurs terres n’est peut être que le développement de cet instinct primaire. Que la musique soit militaire ou romantique, qu’elle séduise, trouble ou effraie, elle n’en reste pas moins l’affirmation d’une présence dans un lieu.



  









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Newsletter de MUSTRADEM - Mars-Avril 2010

Par Christophe Sacchettini





« On se pose aujourd’hui la question de la présence des musiques et danses trad dans les médias. Fantomatique, dit-on. On peut décider de s’en moquer (les réactions à ce sujet, après mon dernier édito, sont mitigées). Ou de prendre son bâton de pèlerin et d’assiéger radios, télés et journalistes. Il faut avoir le temps. Et ce faisant, on constitue, sans même le vouloir, on représente, on incarne un sujet qui va vite être source de malentendus. De quoi parle-t-on, de quelles musiques, de quel milieu ? Qui sommes-nous ?
Déplaçons-nous. Que dire, alors, des danses et musiques de tradition dans le cinéma ? Les réactions sans fin manifestées sur Tradzone à quelques notes de bombarde et de biniou entendues dans un film français sorti l’an dernier, sont éloquentes : tout de suite, on est dans l’autre, l’inquiétante étrangeté, mais elle ne nous inquiète plus : l’autre, pour une fois, c’est nous. Hourra, on nous voit, on nous entend, nous existons à la lumière !
On écrira un jour sur les traces que les musiques et danses issues de la tradition laissent çà et là dans le cinéma français. Elles évoquent, vite fait, celles du nègre dans le cinéma américain : d’abord absent, nié, sous le tapis*, puis venant de lui-même se constituer comme sujet ridicule, sujet de folklore (voir, pour la musique, les fictions paysannes de l’ORTF des années 70), comme on se constitue prisonnier. En attendant d’être reconnu comme sujet sérieux, à part entière. C’est-à-dire digne d’être recolonisé.
En assimilant musique et danse trad à un sujet autonome, idéal, on se condamne à des frustrations sans fin ; du moins tant qu’on n’invente pas soi-même, tant qu’on ne grappille pas ici où là, les espaces où nous pouvons affiner nos sujets respectifs, faire combattre nos marionnettes, huiler nos désaccords. Mais en attendant, dov’è la libertà ?
En pensant à tout ça, on tombe un jour sur Architecte. C’est un moyen-métrage (44 mn) de Samuel Buton, qui circule actuellement sous forme de DVD. On y voit des parquets de bal, des danseurs, jeunes et beaux, la musique est envoûtante et sophistiquée (il semble que cela soit du néo-trad**). Dans la salle où l’on projette, j’entends : « pfff, moi, les films sur la danse… »
Ca n’est, enfin, et heureusement, pas un film sur la danse (on n’y entend pas une fois les mots « danse » ni « tradition »). Du moins, ni plus ni moins que les films qu’on tourne depuis des décennies autour de la danse contemporaine. C’est-à-dire où la danse n’est pas sujet, mais objet – parmi d’autres - d’une dramaturgie, d’une construction, d’une écriture, bref d’une fiction naissante. Un sujet, ça se désire (c’est pas moi qui le dis, c’est Lacan) et ça se mythifie. Un objet, ça se travaille. Ca se tripatouille, ça se façonne. Et puis, « tourner autour » plutôt que « sur », jolie déclaration de cinéma ! Et qui respecte les lois de la pesanteur.
Ce qui frappe avant tout, sans analyser qualités et défauts du film (Buton n’est pas JLG, mais on sent qu’il y travaille), c’est que les danseurs de Samuel existent d’abord au sein d’un territoire de cinéma, soit un alléchant paysage imaginaire (eau, ciel et terre) où tout paraît possible : croiser un adolescent titubant sur une route américaine au son du Bacchu-Ber *** ou 3 adolescentes à l’assaut d’un monolithe australien d’où elles ne redescendront jamais****. Un espace poétique de liberté, de fiction, d’invention. Ici, c’est avant tout un espace d’organisation du corps (l’espace vide de Peter Brook, où naît le théâtre ?), un espace de danse, de socialisation. C’est aussi, ô surprise, un film politique, mais rassurez-vous, ça n’apparaît qu’à la fin. On y superpose très finement, par le montage-image et une pirouette finale du texte entendu, l’organisation des corps-en-danse et des corps-au-travail.
« Architecte c’est le concept géographique de territoire comme moyen de locomotion, c’est l’univers de la danse et du travail comme paysage, l’homme sculpteur, bâtisseur de son territoire comme itinéraire, et c’est le devenir comme direction. », dit Samuel Buton. Expérimental ? Au stade où nous en sommes, certainement. Donc, comme toute espèce de cinéma expérimental, c’est beau et on aurait tort de s’en priver, avant que Samuel ne parte filmer des couples qui se disputent, avec les moyens qui conviennent à son talent.
Architecte, le premier film néo-trad, dans le sens où danse et musique sont objets d’invention, de création, de re-présentation neuve, lavée, désacralisée ? Objets de la normalité, de l’empreinte artistique… Enfin quotidiens, rendus à la transformation, à l’accidentelle et humaine érosion du temps. »


Christophe Sacchettini
tofsac@mustradem.com



* avant 1940, le cinéma était urbain, bourgeois et théâtral ; après 1945, le mal pétainiste était passé par là, et l’on figea les objets du patrimoine dans le folklore. Pour les en tirer, il faut forcément reposer toute la question de la représentation…
** rassurons ceux qui seraient chatouillés du vilain mot d’ « autopromotion » en lisant notre nom – parmi d’autres – au générique : d’abord, c’est pas un vilain mot, ensuite nous ne sommes pas intéressés aux bénéfices !
*** My own private Idaho  Gus Van Sant – 1991
**** Picnic at Hanging Rock  Peter Weir - 1975